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HOMMAGE À CEUX QUI NOUS NOURRISSENT

by Élizabeth Graveline
10 min.
Marie-eve Hebert

MARIE-ÈVE HÉBERT, T.P.
Conseillière ventes végétales
Agri-Marché inc.

Le confinement… Plusieurs personnes en sont affectées. Le sentiment d’isolement semble relatif à chacun mais paraît de plus en plus généralisé. La détresse psychologique semble proliférer dans notre société. Imaginez une personne vivant seule. Une personne maîtrisant moins les technologies. Une personne qui n’ose pas demander de l’aide par peur de déranger ou d’être jugée ou encore par simple fierté. Imaginez maintenant cette même personne traverser certaines difficultés personnelles ou professionnelles…

Je ne peux m’empêcher de faire un lien avec la détresse psychologique qui prend dramatiquement de l’ampleur en agriculture. En 2006, une enquête portant sur la santé psychologique de nos producteurs agricoles1 a révélé que 51 % d’entre eux présentaient un niveau élevé de détresse psychologique, par rapport à 20 % dans l’ensemble de la population québécoise. Plus de la moitié de nos fermiers sont malades ! Même que près de 6 % des agriculteurs interrogés avaient sérieusement songé au suicide, soit près du double du pourcentage observé dans l’ensemble de la population québécoise !

Accaparés par les responsabilités, un taux d’endettement considérable, des contraintes toujours plus exigeantes, un besoin incessant d’améliorer les rendements et un manque de main-d’oeuvre criant qui perdure depuis longtemps, auxquels s’ajoute le dénigrement de la profession, notre agriculture souffre. Nos agriculteurs et agricultrices souffrent. Heureusement, certaines ressources ont été déployées pour leur venir en aide et d’autres sont en développement.

QUAND ARRÊTER, COMMENT ARRÊTER ?

Le temps d’arrêt nécessaire à leur santé peut sembler difficilement accessible aux agriculteurs comparativement aux travailleurs d’autres secteurs d’activité. Lorsqu’ils demandent de l’aide auprès d’intervenants en santé, les agriculteurs se sentent incompris. On leur recommande un temps d’arrêt qui leur semble inconcevable. « Pourquoi ? », me demanderez-vous. Eh bien, pour plusieurs raisons.

D’abord, les producteurs gèrent du vivant; les animaux doivent être soignés chaque jour et les champs doivent être cultivés. De plus, ils doivent quotidiennement faire face à des imprévus. Ce sera une chaîne d’écureur qui brisera, un ennui mécanique sur la machinerie, une bête malade, une météo peu favorable… Et certains vous le diront, parfois, tout cela arrivera en même temps. Pour s’accorder un moment de répit, les agriculteurs doivent donc être remplacés. Or, le manque de main-d’oeuvre perdure depuis un bon moment dans le milieu agricole et les familles sont moins nombreuses qu’autrefois. Et ne parlons pas de la main-d’oeuvre qualifiée nécessaire au remplacement de toute la polyvalence caractéristique à un agriculteur !

Par ailleurs, en agriculture, la dimension humaine est étroitement liée à la gestion de l’entreprise. Très souvent, c’est toute la famille qui s’implique dans l’entreprise. La ferme ayant été soutenue par la famille depuis plusieurs générations, c’est avec un profond sentiment d’échec et de honte que les producteurs agricoles font face à une difficulté professionnelle. Le dévouement, le déni, voire l’acharnement sont souvent observés en situation difficile. « Mon père aurait voulu que je continue », m’a-t-on déjà raconté.

Étant donné leur manque de temps pour prendre soin d’eux, leur manque de ressources adaptées à leur réalité, leur honte de l’échec et leur sentiment d’être incompris, demander ou recevoir de l’aide peut sembler inconcevable pour les agriculteurs.

QUAND LA FORCE NUIT À LA SANTÉ

Je me suis encore récemment surprise à dire à une collègue : « Ça prendra quoi, avant qu’un agriculteur dise qu’il ne va pas bien ? » Du haut de ma jeune carrière en agriculture, je me risque à prédire qu’il sera déjà très tard lorsqu’un fermier confiera que ça ne va pas bien du tout. J’ai été témoin d’entrepreneurs en deuil qui poursuivaient leurs activités. J’ai vu des agriculteurs gravement blessés lancer : « Ça va bien, je ne suis pas mort ! » D’emblée, je souligne la résilience, la persévérance et la ténacité dont font preuve nos agriculteurs. Vous êtes merveilleux ! Toutefois, cela me désole d’être témoin d’autant d’efforts en situation difficile. Je suis attristée que le répit que le reste de la société s’accorderait dans pareille situation soit si difficilement accessible aux gens qui nous nourrissent.

L’ISOLEMENT

Une personne souffrant de dépression a tendance à s’isoler. Or en agriculture, les producteurs agricoles sont en quelque sorte déjà isolés. « Les responsabilités obligent », diront certains. En période difficile, ils pourront restreindre leurs relations, appréhendant l’incompréhension. Par ailleurs, le travail suit les agriculteurs jusqu’à la maison. Lorsque celui-ci va mal, cela affecte nécessairement la maisonnée. Imaginez que ça aille mal au bureau, mais que votre bureau soit à la maison. C’est plus facile à imaginer de nos jours, n’est-ce pas ? Et lorsque ça va mal à la ferme, les agriculteurs retroussent leurs manches et se donnent sans relâche… et s’isolent un peu plus par le fait même. Le recul nécessaire à une réflexion, à un processus décisionnel ou à une guérison est difficile.

Qui verra les signes avant-coureurs du profond mal-être d’un agriculteur ? Qui entendra son cri de détresse ? Ici aussi, on imagine mieux son isolement après un an de pandémie, non ? C’est d’abord la famille et les proches qui verront les premiers signes de détresse. Ensuite, les divers intervenants qui gravitent autour du producteur : conseillers, nutritionnistes, concessionnaires, vétérinaires, agronomes, etc. Ils communiquent régulièrement avec lui. Un changement de comportement de sa part les amènera à s’interroger, à s’inquiéter. Mais que peuvent-ils faire en tant que représentants ? D’abord, écouter; « Cela peut permettre un moment pour ventiler », pour reprendre les mots d’un de nos clients. Ensuite, ils peuvent le diriger vers les ressources adéquates.

VALORISER LE MILIEU AGRICOLE : RECONNAÎTRE LA PROFESSION POUR LA SOUTENIR

En 2015, j’ai effectué un retour aux études en Gestion et technologies d’entreprise agricole. Lorsque j’ai annoncé mon retour aux études à mon entourage, tous m’ont félicitée de mes démarches. Mais lorsque je leur ai précisé que je m’orientais vers l’agriculture, la grande majorité d’entre eux, issus d’un milieu urbain, ont serré les dents et grimacé : « Pourquoi ? » On m’a même reproché de faire un choix égoïste et irréfléchi : « As-tu pensé à tes enfants ? » Ce que j’ai interprété dans ces réactions, c’est « Pauvre toi, tu vas pelleter du fumier ! Tu vaux mieux que ça ! », « Tu n’auras pas de travail, car la nourriture provient de plus en plus de l’étranger. C’est une profession qui risque de disparaître. », « C’est trop difficile, l’agriculture ! »

Dès ma première session, j’ai su qu’ils avaient tort à bien des égards. J’avais enfin trouvé ma « talle » ! Nos agriculteurs ne font pas que pelleter du fumier ! Leur polyvalence me semble démesurée ! Dans leur quotidien, les fermiers et fermières jonglent entre la mécanique, le biologique, l’agronomie, la comptabilité, les marchés boursiers, l’entretien des bâtiments, la politique, la législation, les nouvelles technologies, la gestion des ressources humaines, la
météorologie, etc. Leurs connaissances sont multiples et souvent actualisées, que ce soit par nécessité ou par curiosité. Leur expertise se transmet de génération en génération.

Par ailleurs, la famille fait partie intégrante de l’entreprise agricole et en est même souvent la raison d’être. Enfin, l’agriculture est essentielle et le sera toujours. Nous l’avons tous réalisé, si ce n’était déjà fait, au début de la pandémie. Vous les avez ressentis vous aussi, cet engouement pour l’achat local et cette incrédulité face aux tablettes vides dans les épiceries ? Plusieurs d’entre nous nous sommes alors questionnés concernant la mise en marché de nos aliments. Qu’attendions-nous pour nous interroger plus tôt à ce niveau ?

Selon la même étude mentionnée précédemment, tous secteurs confondus, c’est près de 63 % des agriculteurs qui ont le sentiment que leur travail n’est pas reconnu par la société ! Il importe de souligner ici l’impact de la perception de la société vis-à-vis les agriculteurs et agricultrices sur leur santé psychologique. Après tout, en période difficile, comment trouver la motivation de poursuivre nos activités essentielles en agriculture, rappelons-le ! ou un sens à ce que nous accomplissons lorsque la société ignore ou dénigre notre profession ?

Revalorisons notre agriculture, pour nous les consommateurs, mais aussi pour nos agriculteurs !

LES RESSOURCES

Les travailleurs de rang
Concept inspiré du modèle d’intervention des travailleurs de rue, des intervenants sociaux parcourent les rangs de la province afin de discuter du bien-être des agriculteurs et d’amener les fermiers et fermières à s’ouvrir. Ils les incitent à prendre du recul en vue de considérer les options s’offrant à eux en situation de crise et de trouver une solution pour alléger leur fardeau. Ils sont une dizaine à parcourir nos campagnes.

Pour contacter l’organisme Au coeur des familles agricole : 450 768-6995

Pour en savoir plus : https://www.santesecurite.upa.qc.ca/santepsychologique/travailleurs-de-rang/

Les sentinelles
Ce sont des intervenants du milieu agricole formés pour détecter les signes de détresse chez les agriculteurs et être en mesure de les diriger vers les ressources d’aide adéquates. Chez Agri-Marché, nous en comptons actuellement 25 et les formations se poursuivent…

Pour en savoir plus :
https://www.aqps.info/se-former/sentinelleagricole.html

Au coeur des familles agricoles
Au coeur des familles agricoles (ACFA) est un organisme à but non lucratif à vocation sociale qui offre un réseau d’entraide aux familles agricoles depuis 2003. Afin de soutenir les agriculteurs en difficulté, la Maison AFCA a été créée en 2013. Située à Saint-Hyacinthe en Montérégie, cette maison de répit donne à l’agriculteur un moment de recul et de récupération nécessaire en situation de crise en le retirant de son milieu et en lui offrant un dépaysement total en milieu urbain dans un environnement encadré.

Pour contacter l’organisme : 450 768-6995
ou acfa@acfareseaux.qc.ca

Pour faire un don :
https://acfareseaux.qc.ca/dons-et-financement/faire-un-don/https://acfareseaux.qc.ca/sites/default/files/Formulaire%20Don%20%C3%A0%20la%20Maaison%20ACFA.pdf
https://acfareseaux.qc.ca/sites/default/files/InMemoriam-FormulaireDon-Internet.pdf

Les services de remplacement
Dans certaines régions du Québec, des initiatives ont été mises en place afin d’offrir aux producteurs agricoles la possibilité d’être remplacés. Les coopératives de solidarité en sont un exemple. La Halte est une coopérative de solidarité constituée en 2014 qui couvre le secteur du Centre-du-Québec et ses environs. S’en inspirant, la coopérative Le Relait a été légalement constituée en mars dernier au Saguenay–Lac-Saint-Jean et est soutenue par l’Union des producteurs agricoles. Toutes deux offrent un service de remplacement par une main-d’oeuvre qualifiée en gestion de la production laitière et bientôt dans d’autres secteurs. Ces initiatives qui visent à permettre de se reposer, de vivre une maternité/paternité ou de s’accorder du temps afin de faire face aux défis de la vie ne couvrent malheureusement pas tout le territoire du Québec et ne sont pas offertes dans tous les secteurs de production. Par ailleurs, créer une banque de main-d’oeuvre agricole qualifiée représente un défi de taille pour ces deux organismes.

Pour devenir membre de La Halte ou pour une opportunité de carrière :
Christine Gaudet, coordonnatrice
819 291-0882 ou coop.solidarite.agricole@gmail.com

Pour devenir membre du Relait ou pour une opportunité de carrière :
Pierre-Luc Gaudreault, conseiller et coordonnateur
418 542-5666, poste 216 ou plgaudreault@upa.qc.ca

Le programme d’aide pour les agriculteurs
Le programme d’aide pour les agriculteurs (PAPA) offre un soutien psychosocial et physique aux producteurs qui en ressentent le besoin et à leur famille, et ce, en tout temps. En plus de mettre un service téléphonique à leur disposition, le programme leur donne accès à un site web offrant des capsules vidéo en lien avec la santé psychologique et physique et une multitude de chroniques mieux-être.

Pour contacter l’organisme : 1 883 368-8301
https://www.santesecurite.upa.qc.ca/sante-psychologique/programme-daide-pour-les-agriculteurs-papa/

Pour avoir accès aux capsules et chroniques : https://www.santesecurite.upa.qc.ca/santepsychologique/programme-daide-pour-lesagriculteurs-papa/

Les services d’autres organismes sont à la disposition de la population québécoise et donc également à celle des agriculteurs et agricultrices. N’hésitez pas à faire appel à eux.

Tel-Aide : 514 935-1101

Association québécoise de prévention du suicide : 1 866 APPELLE (277-3553) ou https://www.aqps.info/a-propos/

Services de crises du Canada : 1 833 456-4566 ou https://www.crisisservicescanada.ca/fr/

LA SANTÉ PSYCHOLOGIQUE DES AGRICULTEURS ET L’ACTUALITÉ

En 2017, l’ACFA avait enregistré 1 157 interventions auprès de nos agriculteurs. En 2018, on enregistrait 1 657 interventions. En 2019, 2 066 interventions2 étaient comptabilisées. L’an dernier, 770 personnes ont demandé de l’aide et 2 919 interventions ont été effectuées3. Il est indéniable que les chiffres sont en croissance.

Il est toutefois difficile d’établir une corrélation entre l’augmentation des interventions enregistrées par l’ACFA et l’actuel dénigrement de la profession sur les réseaux sociaux, les récents actes violents causés par certains activistes et la pandémie. En effet, depuis 2006, aucune étude concernant la santé mentale de nos producteurs agricoles n’a été effectuée. René Beauregard, directeur général de l’ACFA, souligne que l’augmentation constante des interventions pourrait aussi s’expliquer par des services mieux adaptés aux besoins des
producteurs agricoles.

Pour conclure ce triste hommage sur une note positive, je vous invite à saluer nos agriculteurs lorsque vous serez en vacances et que vous passerez près d’un champ sur lequel seront affairés des fermiers en pleine canicule ! Saluez-les aussi lorsque vous suivez un tracteur sur la route ! Remercions-les de mettre tant d’ardeur à nous nourrir. Je suis persuadée que cela encouragera leurs efforts, ne serait-ce qu’en partie.

RÉFÉRENCES
1 Lafleur, G. et Allard, M.-A. (2006). Enquête sur la santé psychologique des producteurs agricoles. https://crise.ca/wp-content/uploads/2019/11/lafleur-rapport-coop-2006.pdf
2 Marceau, G. (journaliste). (21 mars 2020). Travailleurs de rang. Dans M. Sylvestre (réalisateur), La semaine verte. Société Radio-Canada. https://ici.radio-canada.ca/tele/la-semaine verte/site/segments/reportage/159604/detresse-travailleurs-de-rang
3 René Beauregard, directeur général, ACFA

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